Paul Gavarni (8)

Gavarni fut décoré en 1852, sur la proposition de M. de Newerkerque, et la proclamation de son nom dans la séance solennelle du Louvre, était saluée par une double salve d’applaudissements. C’était la reconnaissance officielle du genre créé par lui. Aux frères de Goncourt venus pour le complimenter, Gavarni répondit : J’ai désiré très vivement la croix quand je portais des habits ; mais maintenant… et il indiquait, de l’oeil, la blouse bleue qui l’habillait alors dans son jardin.
Sa vie devint de plus en plus retirée, à ce point que, comme le dit M. Yriarte, à partir de 1855 elle n’a plus d’histoire ; aucun des hommes de cette génération ne l’a connu, la plupart d’entre eux ne l’ont même pas vu passer.

Un immense malheur vint l’accabler : la perte de son fils Jean fut pour lui un coup de massue.
En 1863 il eut un autre chagrin : l’expropriation d’une partie de son jardin d’Auteuil pour le chemin de fer de ceinture. Au lieu de profiter de l’occasion pour mettre une bonne fois ordre à ses affaires, il se lança, en vrai rêveur qu’il était devenu, dans des spéculations de terrains qui devaient le conduire, disait-il, à la fortune. Laissons M. Yriarte nous raconter ses dernières années :
« Il se fixa provisoirement à l’avenue de l’Impératrice, mais n’y fut jamais tout à fait installé.
A cette époque, il était déjà malade : tourmenté d’un asthme et d’une irritation nerveuse qui le faisaient beaucoup souffrir quand il parlait, on le voyait s’arrêter subitement et reprendre haleine avec difficulté ; s’il marchait, il venait s’appuyer, en courbant le dos, sur un meuble ou sur une cheminée, le dos voûté, la face pâlie. Il était resté beau, toujours droit et ferme ; sa barbe était grise, et ses cheveux bien plantés, longs et d’un beau jet, encadraient sa tète, puissante. Ce n’était plus le beau gentilhomme élégant du fameux portrait à la cigarette, c’était le vieux savant qui se souvenait du dandy ; il portait habituellement une grande robe de chambre de velours noir d’un beau ton, d’un drapé large et bien étoffé, et tout ce qui l’entourait était aussi soigné que lui. Sa table de travail était étonnante de correction ; ses livres, ses papiers, ses notes, ses pierres, son chevalet, ses pinceaux, ses crayons étaient irréprochables ; il a conservé ce soin et cette préoccupation jusqu’au dernier jour.
Il vivait alors plus retiré que jamais, relativement heureux, mais dans la plus singulière disposition.
Il vivait le moins possible, il avait supprimé tous les efforts et toutes les spontanéités autres que celles du raisonnement et de l’intelligence et s’était épris d’une passion sans bornes pour la vérité indiscutable, la vérité mathématique…
Il était devenu pur esprit, n’ayant jamais faim, jamais soif, ne succombant jamais au sommeil, ne désirant rien, indifférent à toutes choses ici-bas ; là vue de son fils (Pierre) seule le rattachait à la terre et c’est lui qui essayait de le soustraire aux études mathématiques auxquelles il se livrait avec une sorte d’ivresse. Il ne mangeait presque plus, ne dormait plus et restait comme plongé dans un somnambulisme plein de la plus étonnante lucidité. Sa raison avait pris tant de force, tant de moelle, c’était une faculté élevée à une telle puissance qu’il fallait se tenir en causant avec lui comme si on avait devant soi un aréopage ou un concile, et il fallait toute sa grâce et sa véritable bienveillance pour rassurer les timides…
De sa fenêtre, Gavarni eût pu voir défiler tout ce monde du Bois, ces élégants et ces lorettes qu’il avait peints et inventés : mais il ne levait jamais le rideau vert qui tamisait le jour, et ne regardait plus qu’en lui-même. Il resta une fois huit mois sans sortir de chez lui, encore qu’il fût en bonne santé ; aussi laissait-il aller les choses avec l’insouciance d’un homme qui vit dans son idéal. Bientôt il ne dessina plus, mais il faisait encore des aquarelles d’un beau ton argenté, chatoyantes, qu’il rehaussait avec de la gouache qu’il posait avec une dextérité sans pareille à la pointe du couteau à palette…
Il quitta en 1866 l’avenue de l’Impératrice et loua dans un hameau d’Auteuil une petite maison fort triste où il s’installa provisoirement.
C’est là que la mort le prit, dans une crise d’étouffement, le 24 novembre 1866.
Il fut enterré au cimetière d’Auteuil. « Il dort là le grand sommeil, disent MM. de Goncourt, sous une dalle de granit, image de la solidité de sa gloire et de la survie de ce nom, simple et fière inscription de sa tombe : Gavarni. »


Cet article a été établi à partir de l’ouvrage de Henri Beraldi Les graveurs du XIXe siècle, Paris, 1885-1891. Le texte original est disponible sur Gallica en mode image.