Paul Gavarni (7)

Les légendes, dans leur ensemble, ont perdu l’entrain et la gaieté pour prendre un tour triste, plus cherché, et aussi plus philosophique et plus profond. Les dialogues sténographiés sur nature font place aux pensées frappées avec une vigoureuse concision . Les Invalides du sentiment, Les Lorettes vieillies, voilà où il faut chercher le Gavarni de cette nouvelle manière, le Gavarni devenu moraliste. Mais a-t-il eu gravement l’intention de moraliser ? Ceux qui l’ont connu répondent : Gela lui était bien égal, il avait trop d’esprit et de sens pour se donner le rôle du monsieur qui veut absolument « porter le fer dans nos plaies » et « cautériser la société ». Son Vireloque, son effrayant Vireloque, ce Diogène camard et loqueteux qui poursuit de son âpre ironie le grand ridicule du XIXe siècle, le rabâchage du verbe Je suis le siècle du Progrès !, Vireloque dont les mots en coup de trique vous tombent « raide comme un tonnerre » , ce Vireloque n’est pas une déclaration de principes et comme le manifeste du scepticisme d’un misanthrope. C’est une trouvaille d’artiste. Le Gavarni de 1851 n’était nullement un sauvage, un enragé contre son siècle ; à part des moments sombres et amers, il était bienveillant, aimable, séduisant, aimant à raconter, amusant, et s’amusant de ses histoires. Ce qui est caractéristique chez lui, c’est la mesure. Maniant avec une force égale la plume et le crayon, il n’a jamais écrit ou dessiné aucune attaque personnelle. En politique, nous savons qu’il détestait, non le peuple, mais les politiciens qui l’abusent, les aimeurs du peuple, comme il les appelait ; la révolution de 1848 lui inspira de l’horreur : néanmoins, dans son œuvre, aucune attaque directe contre les hommes ou les événements d’alors ; il ne va pas plus loin que les plaisanteries générales sur les Richelieu d’estaminet qui refont la carte de l’Europe entre deux poses de double-six, ou sur les penseurs de caboulot qui révolutionnent le vieux système gouvernemental entre deux « tournées » : Dans le gouvernement, de mon opignon, tu doi’ être minis’ des Finances, ou n’importe, aussi bien comme moi, si t’en as les dispositions ! En religion il était aussi peu croyant que possible ; dans son œuvre aucune velléité agressive sur ce chapitre : ce n’eût pas été d’un homme comme il faut…

Vers 1857, Gavarni ajoute cent nouvelles lithographies aux Masques et Visages, en deux séries : Par-ci, Par-là et Physionomies parisiennes. En 1858, il dessine les quatre dizains de D’Après Nature : c’est la fin, non pas de ses travaux, mais de son Œuvre, et comme son adieu au public. Arrivé à la dernière lithographie du dernier dizain, il semble jeter un regard mélancolique sur le passé et revoir une dernière fois la Jeunesse, le Bal, la Femme : c’est un débardeur qui revient au bout de son crayon ; au-dessous il écrit cette pensée digne du Gavarni d’autrefois, ce mot de la fin, — la dernière légende ! — : Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle aura beaucoup dansé !

Avait-il eu tort de quitter quatre ans Paris? Ou de ne pas renouer avec le Charivari, journal dans lequel on était habitué à le chercher ? ou d’adopter ce nouveau système de personnages
représentés à mi-corps ? Toujours est-il qu’il ne retrouva pas sur le moment son succès d’autrefois. Le public avait perdu le fil : habitué à rire avec le Gavarni des étudiants et des lorettes, il se trouvait dépaysé, dérouté par la tristesse des Invalides du sentiment et des Lorettes vieillies. S’attendant à Coquardeau, il trouvait Vireloque. Il fit la grimace d’un homme à qui l’on servirait du vin de quinquina au dessert.

Mais que nous fait l’opinion du moment ? La réaction fut prompte. Dès qu’on eut un peu de recul et qu’on se prit à embrasser, d’un coup d’oeil l’ensemble de cet œuvre, — un des plus extraordinaires que présente l’histoire de l’Estampe, — de cette Comédie contemporaine en sept ou huit mille figures, Gavarni monta dans l’opinion universelle au rang qu’il devait définitivement occuper : le rapprochement avec Balzac s’imposa.