Paul Gavarni (6)

Gavarni rentre en France vers la fin de 1851. En touchant le sol parisien, il retrouve une ardeur extraordinaire : pendant deux ans, c’est une production à outrance ; ses idées sont renouvelées, sa manière transformée. Dès 1851 il met sur le chantier de nouvelles séries lithographiques qu’il a bientôt l’occasion de développer : en 1852, le jeune comte de Villedeuil fondant un journal quotidien, Paris, propose à Gavarni d’en être l’illustrateur à lui seul, moyennant vingt-quatre mille francs par an ; une lithographie, — et une légende, — par jour. Gavarni accepte, et est exact. Le Paris est supprimé par mesure administrative au bout d’un an , mais il a eu le temps de publier la plupart des trois cent vingt-neuf lithographies qui, sous le titre collectif de Masques et Visages, comprennent dix-huit séries, parmi lesquelles La Foire aux Amours et L’École des Pierrots, Les Bohèmes et les Etudes d’Androgynes, Les Parents terribles et Les Maris me font toujours rire, Les Anglais chez eux et Manières de voir des Voyageurs, Histoire d’en dire deux et Histoire de politiquer, Les Invalides du sentiment et Les Lorettes vieillies, et enfin cette œuvre maîtresse, étrange et forte, Les Propos de Thomas Vireloque. Là ne se bornait pas le travail : en même temps que ces centaines de lithographies, il faisait des centaines d’aquarelles.

Avec Masques et Visages, nous sommes dans la troisième manière de Gavarni. Il a modifié son dessin en adoptant un système nouveau : les personnages ne sont plus représentés en pied, mais invariablement à mi-corps, et dans des dimensions plus fortes. La caractéristique de ce dessin, et son défaut à la longue, c’est d’être fait de souvenir. Gavarni n’est plus l’homme jeune et gai qui court le monde, les ateliers, les théâtres, les bals, se retrempant sans cessé dans l’observation immédiate : c’est maintenant un homme déjà vieilli, vivant retiré, pressé de travail, maître de ses procédés, et auquel sa mémoire prodigieusement meublée fournit à première réquisition le type dont il a besoin. Quant au côté exécution, il est plus fort que jamais.

« C’était un vrai miracle que de voir Gavarni couvrir une pierre » — racontent MM. de Concourt, qui sont restés bien des heures à le regarder travailler ; — « on avait devant soi comme le génie-du dessin en action. La main, soutenue par un appui-main et suspendue sur la pierre posée debout sur la barre transversale du chevalet, le lithographe jetait d’abord comme au hasard et d’un crayon qui semblait s’amuser, des rayures, des zigzags, des espèces de zébrures sous lesquels il éteignait le blanc et le glacé de la pierre : il appelait cela faire du marbre… Son dessous ainsi fait, de ce nuage brouillé, son crayon tournant et roulant faisait saillir, sans qu’on pût encore rien deviner de son dessin futur, des contours géométriques, des figurations polyédriques, des carrés semblables à ceux dans lesquels le Cangiage enferme ses croquis. Puis ces carrés, ces ronds, ces cubes se dégrossissant perdaient leurs masses indécises et leurs lignes inertes, se rapprochaient des formes humaines, devenaient des silhouettes d’hommes et de femmes dans un brouillard, sortant peu à peu du vague et du flottant, et prenant à chaque coup de crayon du relief, de la lumière, du contour, de la netteté. Il travaillait sans croquis, sans rien qui pût aider sa mémoire, et sa main, à la longue, semblait reproduire d’après nature un modèle qui rèvenait poser dans son souvenir. »