Paul Gavarni (5)

Gavarni fit à Londres une singulière fausse entrée. Il était parti dans l’intention déclarée de prendre pour sujets d’observation et de dessin la haute société et la Cour ; d’un autre côté, l’aristocratie anglaise se représentait Gavarni exclusivement comme « le peintre des élégances françaises » et comptait qu’il allait être le peintre des élégances anglaises. Gavarni dut voir du premier coup d’oeil, en arrivant, qu’il y avait double méprise, et que ce rôle de dessinateur quasi-officiel de la fashion n’était nullement son fait. Il se déroba, beaucoup plus brusquement même qu’il n’était convenable, au point de ne pas vouloir faire les portraits de la Reine et du prince Albert. Voici ce que rapporte Sainte-Beuve à ce sujet :
« Gavarni arrivait précédé par sa réputation de peintre spirituel des mondanités et des élégances parisiennes ; l’aristocratie anglaise crut avoir trouvé en lui un dessinateur, un artiste tout à fait à son gré et à son choix, comme elle l’eut dans Eugène Lami. Elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle avait trop présumé. Que se passa-t-il dans l’esprit de Gavarni ?
Il avait, à son arrivée, l’intention de profiter des ouvertures obligeantes qui lui étaient faites. Le duc de Montpensier, qui lui avait témoigné de l’amitié, lui procura une introduction auprès du prince Albert. La reine des Belges recommanda elle-même Gavarni à M. Meyer, secrétaire du prince. M. Antoine de Latour, au nom du duc de Montpensier, écrivit à Gavarni, à la date du 25 janvier 1848 : II est revenu à Son Altesse Royale que la reine Victoria s’étonnait de ne pas vous avoir encore vu. Si vous avez hâte de mettre Sa Majesté dans votre galerie, Sa Majesté n’est pas moins impatiente de poser. C’est un bon moment dont vous profiterez, et je crois vous faire plaisir en vous le disant. M. Meyer, de la part du prince Albert, invitait Gavarni à venir à Windsor le 2 février : Vous trouverez, lui disait-il, Son Altesse Royale toute prête à poser pour vous. Gavarni eut l’audience et n’y donna pas suite. L’aimable comte d’Orsay, qui le patronnait en Cour et dans ce grand-monde, en fut pour ses avances et ses bienveillantes intentions. »

Comme explication on nous montre Gavarni, avec son tempérament d’observateur, « saisi » dès son arrivée par l’originalité, la nouveauté des types anglais rencontrés dans les rues et les lieux publics, et surtout par la profonde et dégradante misère des quartiers pauvres, et « séduit » par le contraste de cette effroyable misère avec le luxe et l’élégance. Mais l’explication n’est pas suffisante, et la conduite de Gavarni ne peut se comprendre que comme bizarrerie d’un esprit préoccupé et chagrin.

Il y a de l’étrange et de l’inexpliqué, dans tout ce long exil de Gavarni à Londres, loin de sa famille, loin de sa maison, dans cette existence retirée, recueillie, isolée, contemplative, vouée à la réflexion et à la méditation, à la misanthropie. C’est l’époque où Gavarni commence à se laisser absorber par ses chimères de mathématiques, de mécanique céleste, d’inventions scientifiques, et à couvrir d’équations les marges de ses dessins.

A nous en tenir à notre sujet, l’estampe, le séjour de Gavarni à Londres est un entr’acte qui sépare les deux parties principales de son œuvre. Ce n’est pas à dire qu’il n’ait pas dessiné à Londres : il y a fait des aquarelles superbes, et des dessins sur bois pour Gavarni in London, L’Illustrated London News, L’Illustration française, etc. Comme lithographie nous avons à citer une pièce hors ligne, le fameux Piper (joueur de cornemuse), souvenir d’une excursion en Ecosse.

En somme, les Anglais trouvèrent mauvais et choquant que Gavarni eut pris pour modèles les types des rues et des bas-fonds. Il baissa dans leur estime ! (7)