Paul Gavarni (3)

Un moment il veut voler de ses propres ailes et avoir son journal à lui, le Journal des Gens du monde, fondé en 1833 et qui sombre presque aussitôt, laissant Gavarni, qui fut toute sa vie un pitoyable ministre de ses finances, dans une situation pécuniaire difficile. Il est mis à Clichy : autre filon précieux à exploiter comme sujet d’études pour le philosophe observateur.
Enfin son idée s’est précisée, il a trouvé son genre, son œuvre est dans sa tête et va en sortir tout armé. A Philipon qui, tout fier du succès de son Robert-Macaire, vient lui proposer de faire une « Madame Robert-Macaire », Gavarni répond : « Non : Robert-Macaire, c’est la filouterie, cela n’a pas de sexe : quand ce serait une femme, ce serait toujours la même chose. Ce qu’il faut faire, c’est la filouterie de la femme, voilà qui est neuf. » Et il fait les Fourberies des femmes en matière de sentiment.

Au Gavarni dessinateur de modes, au talent charmant et mince de la première manière, succède le grand Gavarni de la seconde manière, qui éclate dans les mille lithographies données au Charivari de 1837 à 1848, le Gavarni des Fourberies de Femmes et des Lorettes, de la Boîte aux lettres et des Enfants terribles, des Actrices et des Coulisses, des Étudiants et de la Vie de jeune komme, de Monsieur Loyal et de Clichy, de la Politique des femmes et des Impressions de ménage, de Paris le matin et de Paris le soir ; du Carnaval et des Débardeurs, — le Gavarni qui, comme dit Sainte-Beuve, se met à peindre, à silhouetter dans tous les sens la société à tous les étages : le monde, le demi-monde et toutes les espèces de mondes ; prenant la vie de son temps, la vie moderne, par tous les bouts, n’imitant rien, ne cherchant rien ailleurs, nageant en pleine eau et nous faisant nager avec lui dans le courant et le torrent des mœurs du jour, — le Gavarni à la verve inépuisable qui, au-dessous d’un dessin élégant et d’un intérêt considérable parce qu’il est toujours rationnel par l’observation, inscrit ces légendes d’un comique si fin, tantôt développées comme de petites scènes de comédie, tantôt condensées comme un axiome de géométrie : plaisantes et légères lorsqu’on les prend isolément ; montrant un fond de mélancolie sceptique, savoureuses, fortes et donnant à réfléchir si on les considère dans leur plan d’ensemble, — le Gavarni qui exprime à coup sûr, par la vérité des physionomies, par le rendu des vêtements, par la propriété des allures et des attitudes, l’âge, la qualité, la profession , les habitudes, les mœurs ou les ridicules des personnages qu’il met en scène, et fait parler à ces personnages un langage extraordinaire d’exactitude originale, d’accent, de nouveauté.

« N’avez-vous pas rêvé parfois, » — remarquent MM. de Goncourt, — « une sténographie de l’idiome courant, usuel, débraillé, qu’un peuple et un temps emportent avec eux ? Une sténographie de la langue parlée et causée ? Cette langue dans la langue, inacadémique, mais véritablement nationale, et qui a les bonnes fortunes et les couleurs d’un argot : toujours retrempée, reforgée, enrichie, recréant la grammaire ; véritable confluent de mots, de phrases, de façons de dire des dix mille patois parisiens qui roulent sous le français écrit, officiel, inventorié et châtré, des dictionnaires et du livre ? La légende de Gavarni est cette sténographie. »
Gavarni, — là est sa gloire, — a créé deux genres d’un coup : la « comédie de mœurs au crayon » et la légende (5).

Sa réputation devint énorme. Le gros du public, il est vrai, ne voyant que le côté comique du genre, appelait ses dessins des caricatures, sans faire de différence avec ceux de Daumier. Mais tous les esprits délicats, ceux « dont le suffrage compte, et marque les degrés », furent séduits par son côté élégant et fin, et en pénétrèrent sans peine l’originalité.