Paul Gavarni (2)

Revenu à Paris en 1828, Chevallier, a qui l’on a enseigné seulement le dessin linéaire, se met, poussé par une sorte d’intuition, à dessiner le modèle humain. L’employé de cadastre, dont l’occupation a été de tracer des coupes de pierres, des piles de pont ou des plans, entreprend de dessiner des êtres : sans professeur, sans conseil, il se jure de ne le faire que d’après nature et, pendant deux ou trois ans, accumule études sur études. Ce travail acharné met dans sa tète tant de documents, donne à sa main tant d’expérience que, plus tard, à l’époque de la production rapide et outrée, il se passera de tout modèle et dessinera ses types de mémoire. En même temps, il observe : « C’est en lui une activité à aller, à voir, à monter de la rue au salon, de l’atelier à la mansarde, à se mêler à tout et à tous, à fréquenter les lieux de plaisir et les endroits de labeur, à passer enfin par tous les mondes, tous les décors, tous les contrastes, qui devaient lui donner la variété et l’espèce d’originalité sans cesse renaissante et renouvelée de ses innombrables dessins. » (2)

De 1830 à 1838, Gavarni est un dessinateur de modes, de costumes, de travestissements, de titres de romances, de sujets d’albums, très apprécié, apportant notamment une grâce et un charme tout nouveaux dans les dessins de modes, incomparable pour vêtir la femme, ayant même trouvé le secret de donner de l’élégance aux vêtements d’homme ; fournissant des lithographies à vingt publications diverses, à L’Artiste, à La Mode d’Emile de Girardin , au Journal des Femmes, au Journal des Jeunes Personnes, à La Psyché, à La Romance ; publiant quelques séries de types parisiens, entre autres des Physionomies de la Population de Paris, qui furent l’objet d’un article flatteur de la part de Balzac, de ravissantes Études d’enfants ; Gavarni : Souvenirs du bal Chicardmenant une vie très active, travaillant, perfectionnant son dessin, s’amusant, aimant fiévreusement le carnaval, fou des bals masqués : bals de l’Opéra, bals de la Renaissance, bals Berthelemot, bals Chicard ; lançant des déguisements qui font fureur : le débardeur, le patron de bateau (Gavarni a tellement fait du carnaval sa chose à lui, qu’on peut penser qu’il l’a inventé. Aujourd’hui qu’il n’y a plus de carnaval, le Carnaval, c’est Gavarni ) ; grand suiveur de femmes, sans qu’on puisse dire s’il a vraiment aimé ; froid et alambiqué dans sa correspondance amoureuse, qui semble n’être pour lui qu’un élégant exercice d’escrime, à en juger par les fragments qu’on nous a donnés (3) ; vrai beau de 1830, joli homme aux cheveux blonds et bouclés, élégant, fashionable, raffiné, faisant loi en matière de toilette masculine, mettant des bagues par dessus ses gants, incomparable pour la cambrure du chapeau et la coupe de l’habit, portant ces légendaires pantalons collants et ces fameuses bottes étroites que l’on commandait alors en disant : Si je peux entrer dedans, je ne les prends pas ; robuste et adroit, fort à la savate, et capable de se débarrasser d’un rôdeur nocturne en l’envoyant rouler à terre à six pas ; fréquentant le salon de la duchesse d’Abrantès, lié avec la famille Feydeau, très répandu dans le monde des théàtres en qualité de dessinateur de costumes, dessinant pour Déjazet son costume de débardeur d’Indiana et Charlemagne ; recherchant la société des écrivains, (de préférence à celle des artistes), réunissant cbez lui ses amis, — et amies, — en de petites soirées, vraies soirées d’atelier que lui-même a peintes d’un trait : « On se moque de tout, de la vie, de l’art, de l’amour, des femmes qui sont là et qui se moquent bien de la moquerie. Et quand ces intelligences barbues et ces plâtres vivants habillés de satin sont partis, il reste pendant deux jours une odeur de punch, de cigare, de patchouli et de paradoxe à asphyxier les bourgeois. » Au milieu de tout cela, roulant vaguement dans sa pensée le désir de tirer de ce Paris toujours observé quelque chose de nouveau et d’inattendu. — Ayant aussi des velléités littéraires et même poétiques qui, il faut bien le dire, n’aboutissent à rien d’original (4). Le moment n’est pas encore venu où Gavarni aura la rare bonne fortune, — disons le mot : le génie, — de trouver une nouvelle forme littéraire : sa légende.

Image reproduite avec l’aimable autorisation de David Brass Rare Books.