Gustave Doré (2)

Doré avait commencé par les plus vulgaires caricatures : au bout de deux ou trois ans il s’était déjà très affiné et lithographiait les séries des Différents publics de Paris et de la Ménagerie parisienne, d’une observation très juste, très spirituelle, et en même temps mesurée : elles sont à regarder avec attention. Il y a là des types d’élégants de 1852, et de « lionnes » décolletées dans leur loge à l’Opéra, que nous recommandons aux collectionneurs qui s’occupent de l’histoire des modes : ils semblent déjà aussi éloignés de nous que les personnages des estampes de Debucourt. Comme nous nous démodons vite !

Enfin, dans l’album lithographie des Folies gauloises, s’annonçait nettement cette verve si ingénieuse et si spirituelle qu’on allait retrouver bientôt dans les bois du premier Rabelais et dans ceux des Contes drolatiques, ce chef-d’œuvre où chaque vignette est une trouvaille, depuis les grands portraits du « moyne Amador », de « l’advocat Féron » et du « vieulx stropiat »Portrait de Gustave Doré , jusqu’aux malicieuses petites feuilles de vigne qui soulignent, loin de les voiler, les passages les plus scabreux des amours de la « séneschalle » et du « petit paige ».
Doré venait de trouver, avec les Contes drolatiques, la chose la plus rare : une nouvelle formule de livre illustré. Savez-vous que ce n’est pas peu de chose? Savez-vous, ô peintres ! que c’est bien autrement difficile que de faire un bon tableau ? Combien, dans un siècle, se produit-il de tableaux bons ou censés tels, c’est-à-dire dignes de ne pas être refusés au Salon ? Au train dont nous allons, c’est un compte fait : deux mille cinq cents par an, deux cent cinquante mille par siècle, au minimum. On peut calculer l’époque où la Terre sera inondée et entièrement couverte de peinture, jusqu’à quinze coudées au-dessus des plus hautes montagnes. Et pendant ce temps, combien se produit-il de livres illustrés vraiment réussis et dignes de la bibliothèque des bibliophiles ? Si un siècle en laisse cinquante, c’est bien beau.

Comprenez-vous maintenant pourquoi tout ce qui est amateur de livres a une dévotion spéciale aux Contes drolatiques, et les estime au point de s’exclamer que, de tous les ouvrages de Doré,
S’il n’en reste qu’un seul, ce sera celui-là ?
Ce qui n’est pas juste ; le Juif-Errant est aussi le chef-d’œuvre de Doré. Mais le Juif-Errant est d’un format immense, et le bibliophile moderne répugne à l’in-folio.
La mort tragique de Gérard de Nerval, trouvé pendu dans la rue de la Lanterne, en 1855, inspira à Doré une grande composition lithographique, qui est une de ses œuvres les plus singulières.

Cependant, ce travailleur acharné sentait germer dans sa tête le « grand projet », le projet d’illustrer l’ensemble des chefs-d’œuvre de la littérature. (J’illustrerai tout ! s’écriait-il un jour.) Il commence par préparer longuement l’illustration du Dante ; il y a dans sa carrière un espace de plusieurs années, 1855 à 1860, où il se recueille et fait sa veillée des armes avant de se lancer dans cette immense aventure.
Ce qu’il publie pendant ce temps est exclusivement commercial et terre à terre : il dessine, avec le chauvinisme d’un enfant de Strasbourg, des bois patriotiques pour le Musée Français-Anglais, journal créé par Philipon à l’occasion de la guerre de Crimée ; des lithographies sur la révolte des Cipayes ; des illustrations pour le Journal pour tous ; il met en tableaux lithographiques, pour la vente courante, les victoires de Crimée et d’Italie, même les exploits de Gari-baldi ; improvisant pour le Tour du monde naissant des chasses dans l’Afrique australe ou des cascades de la Norvège ; il accompagne de lithographies les morceaux de musique composés par son frère aîné Ernest Doré, et par Emile Guirnet, etc. Ces dessous de son oeuvre peuvent intéresser les curieux, qui aiment à tout connaître.

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