Gustave Doré (1832–1883)
Gavure d’après un dessin de G. Doré
Par Henri Beraldi
Quoi de plus célèbre que son œuvre d’illustrateur ? Ce fut un triomphe sans égal dans les fastes de la librairie. Ce n’est pas seulement par des milliers, c’est par des millions de mains que les ouvrages illustrés par Doré ont été feuilletés : il en a été publié des éditions, simultanément, à Londres, à Edimbourg, à Madrid, à Saint-Pétersbourg, à Varsovie, à Berlin, à Milan, à Amsterdam, à Stockholm, à Budapest, à Prague, à Porto, en Amérique, et il n’est pas un homme, je dis des plus étrangers à la bibliophilie, qui ne soit capable d’en dresser de mémoire une liste suffisamment exacte et de citer tout d’un trait la Sainte Russie, — les Contes drolatiques, — le Juif-Errant, — l’Enfer, — le Roi des Montagnes, — Castagnette, — Munnchaüsen, — les Contes de Perrault, — Atala, — Don Quichotte, — la Bible, — le Capitaine Fracasse, — Tennyson, — les Fables de La Fontaine, — Londres, — l’Espagne, — l’Histoire des Croisades, — Roland Furieux.
Ce qui a été perdu de vue aujourd’hui, et il n’y a rien d’extraordinaire à cela, ce sont les débuts de Doré comme lithographe ; et ce que presque tout le monde ignore, c’est qu’à la fin de sa carrière, trop courte quoique si remplie, Doré, dessinateur, illustrateur, peintre , sculpteur, voulut être aussi graveur à l’eau-forte.
Gustave Doré, né à Strasbourg le 6 janvier 1832, commença ses études à Bourg, où son père avait été envoyé comme ingénieur des ponts et chaussées. Dès 1845, il faisait tirer par un imprimeur du crû quelques lithographies : la Vogue de Brou, où les personnages ont des têtes d’animaux à l’instar de Grandville, et la Martinoire, qui représente une gigantesque glissade sur les glacis du bastion. Faite par un gamin de treize ans, cette dernière pièce, très grande, est curieuse.
Doré vint à Paris en 1847 pour être mis au lycée Charlemagne. Il se présenta bientôt à Philipon, et, sous le contrôle prévoyant de son père, conclut avec lui un traité qui le liait au Journal pour rire pour trois ans. Quarante francs par lithographie, ainsi débutait Doré, et ce n’était point mal : vingt ans plus tard on lui payait, par exemple pour l’illustration de l’ouvrage sur Londres, deux cent mille francs, dit-on.
Philipon n’avait certes pas pressenti le futur illustrateur. Doré n’était alors qu’un collégien faisant la caricature avec une facilité remarquable, mais ne sachant pas lui-même dans quelle voie se lancer, et imitant tour à tour Toppfer, Cham, Gavarni.
Quelle école ! L’interprète du Dante, et de la Bible sortant du Journal pour rire ! Il est vrai que Doré s’était bientôt mis à piocher à force la peinture. Mais le manque d’une première éducation solide en fait de dessin pesa sur lui toute sa vie. Lancé trop tôt dans la production, il avait tant de facilité à tout faire de chic qu’il semblait pouvoir se dispenser d’études. C’est par là qu’il a donné barre sur lui aux envieux, lorsqu’il appliqua à ses tableaux le dessin de ses vignettes et qu’il s’obstina à des toiles gigantesques ; c’est par là qu’il a prêté le flanc aux critiques, surtout à celles des artistes, puritains qui se piquent volontiers d’être intraitables pour les autres sur l’article du dessin, (la fo-orme !), et qui ne jugent pas Doré à un point de vue juste, quand ils visent systématiquement en lui le peintre du Massacre des Innocents et expriment des regrets de crocodile de cet échec qui lui fut si douloureux, au lieu d’admirer franchement l’illustrateur des Contes drolatiques et du Juif-Errant dans ce qu’il a d’étonnant : l’esprit gaulois, l’imagination ardente, la production infatigable, l’invention fantastique, l’abondance des idées imprévues et grandioses, la facilité, l’effet : en un mot, le génie de l’illustration. Doré est à ne point disséquer, mais à prendre en bloc : son œuvre est alors d’un homme extraordinaire ; plus même : unique.