Frédéric Sauvage

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Frédéric Sauvage
Voici un nom à ajouter au martyrologe des hommes utiles et méconnus.
Pierre-Louis-Frédéric Sauvage est né à Boulogne-sur-Mer, le 19 septembre 1785. Il fut d’abord employé dans l’administration du génie militaire de sa ville natale. En 1811, il se démit de son emploi et se fit constructeur de navires. Le trait suivant témoigne de la haute probité qu’il apporta dans l’exercice de sa profession. Une compagnie française le chargea de construire plusieurs bateaux à vapeur destinés à naviguer entre Boulogne et Londres. Après avoir examiné le plan, qui présentait un système particulier de construction et d’installation, Sauvage fit des observations, mais elles ne furent pas accueillies. Malgré les bénéfices brillants que lui promettaient ces travaux, il congédia la compagnie, ne pouvant, répondit-il, se résoudre à construire des bâtiments, qui, dans sa conviction, ne pouvaient naviguer sans compromettre la vie des hommes et les intérêts de ses compatriotes. Avec une pareille rigidité de principes, il était difficile que Sauvage prospérât dans son industrie, et nous voyons qu’il dut y renoncer bientôt après.
En 1821, Sauvage forma aux carrières d’Ellingen, près Marquise, un établissement pour le sciage et le polissage du marbre, au moyen d’un moulin horizontal de son invention. Cet ingénieux mécanisme, qui avait pour objet de produire un mouvement continu, quelle que fût la direction des vents, n’était pas tout à fait nouveau dans son principe, mais les heureuses combinaisons que Sauvage sut y ajouter en firent une invention réelle qui mérita à son auteur une médaille d’or décernée en 1825, par la société d’agriculture, du commerce et des arts de Boulogne-sur-Mer.
Doué d’une rare activité d’esprit et d’une opiniâtre assiduité au travail, Sauvage, tandis qu’il dirigeait son exploitation dans les carrières du Boulonnais, s’occupa à rechercher des perfectionnements à sa machine à scier. Il écrivait à cette époque, faisant allusion à ce travail continuel qui tendait à la perfection : « Je ne suis heureux que lorsqu’il ne me reste rien à désirer ; je ne balance pas à détruire le dimanche ce que j’ai fait toute la semaine; voilà comment mes plaisirs se renouvellent. »
A peu près vers le même temps, le génie inventif de Sauvage se manifeste par l’invention d’une autre machine à laquelle il donne le nom de physionomètre, et qui offre à la plastique un procédé facile et sûr pour prendre des empreintes, former des moules en creux sur des objets en relief, et obtenir ensuite une reproduction exacte de ces objets. Ce procédé, appliqué plus tard sous la dénomination de physionolype, par deux spéculateurs dont les heureuses entreprises eurent quelquefois moins d’éléments de réussite, n’eut pas le succès qu’on devait attendre de son incontestable utilité, et devint pour son auteur une source de mécomptes, de difficultés sans nombre et d’embarras.
C’est au milieu de ces tristesses que Sauvage poursuivait laborieusement la solution d’un problème que d’autres avaient posé avant lui sans le résoudre complètement : l’application de l’hélice à la navigation. Son esprit juste et droit, qui l’éloignait des abstractions et des hypothèses, dégagea de l’observation les vrais éléments et la fonction de l’hélice. En déterminant l’angle sous lequel l’aviron produit la plus grande force dynamique dans la manœuvre de la godille, Sauvage fut conduit à assigner à l’hélice sa forme, ses proportions et sa position la plus favorable. Cette induction si simple était un trait de génie : elle réalisa la navigation au moyen de l’hélice, que d’autres avaient rêvée avant Sauvage.
Des expériences en petit démontrent les excellents effets du propulseur proposé par Sauvage ; elles ne suffirent pas pour accréditer le système. On demandait à l’inventeur à bout de sacrifices, des essais plus décisifs, des expériences en grand. Sauvage eut à lutter pendant dix ans contre l’indifférence du gouvernement et du public. Son invention, dédaignée en France, passa le détroit et y fut appliquée avec quelques modifications qui ne purent dénaturer l’emprunt. Sauvage dut croire que le jour de la réparation était venu, et que son idée allait tout à coup triompher des obstacles qu’elle avait rencontrés, lorsqu’on vint lui annoncer, dans la maison d’arrêt du Havre où il était écroué pour les dettes qu’il avait contractées dans ses expériences improductives, que le premier navire français à hélice avait pris la mer. L’essai du Napoléon fit ressortir des défectuosités dans l’application qui venait d’être faite de l’hélice ; mais ces défectuosités étaient la conséquence des altérations que le système de Sauvage avait subies dans l’exécution, contre le gré de l’inventeur. Ce résultat semblait prévu par Sauvage, lorsqu’il écrivait à son frére : « Quoi qu’il résulte de l’expérience, je tiens toujours à l’application des hélices simples, dont la supériorité est parfaitement reconnue sur les hélices fractionnées. »
L’expérience du Napoléon semblait appeler des perfectionnements ; ils se présentèrent en grand nombre. Cette multitude de systèmes eut pour effet de faire perdre de vue l’invention primitive de Sauvage, que le brevet de 1832 ne protégeait pas contre de prétendus perfectionnements. Un homme qui s’est rendu recommnandable par un beau caractère et un profond savoir, M. Séguier, membre de l’Institut, écrivait au malheureux inventeur qu’on essayait de dépouiller : « Patience et courage, honneur et justice vous seront rendus… Je veux que tout le monde sache que l’hélice est une invention française… Rapportez-vous-en à moi ; ce qui est à César sera rendu à César… Je sais tout ce que vous avez fait, depuis quand vous vous êtes mis à l’œuvre ; mon témoignage vous est acquis. »
Malgré cette bienveillante assurance, Sauvage n’a recueilli qu’en partie les bénéfices de cette justice qui lui était promise. Son brevet est tombé dans le domaine public avant qu’il eut pu profiter des fruits de son travail et de ses sacrifices. On conçoit que le découragement se soit enfin emparé de cet esprit affaibli par tant de souffrances morales lorsqu il a vu s’échapper le prix de ses travaux, qu’il ambitionnait moins pour lui que pour sa famille, qu’il aimait tendrement.
Nous avons omis de mentionner deux inventions d’un ordre moins élevé, mais qui font également honneur au génie de Sauvage. La première, qui remonte à l’année 1836, est le réducteur, sorte d’application du pantographe à la sculpture pour la réduction des rondes bosses. Ce précieux instrument a permis de livrer à des prix minimes une multitude de copies réduites des chefs-d’œuvre de la statuaire. Le procédé, appliqué encore aujourd’hui par M. Henri Sauvage, fils de l’inventeur, est employé à la réduction des antiques du Louvre, et doit faire entrer dans toutes les académies et écoles de dessin une collection de beaux modèles à bon marché.
Le soufflet hydraulique, au moyen duquel on élève l’eau à une hauteur déterminée par le poids de la colonne d’eau, est le dernier travail de Sauvage. On doit regretter que la pratique n’ait pas tiré un plus grand parti de cette utile machine propre à une foule d’usages, et qui peut remplacer, avec une notable économie, les pompes d’arrosement et à incendie.
On est étonné que tant d’ingénieuses applications aient pu germer au milieu des tiraillements d’une vie si agitée. On serait tenté de croire qu’elles ne coûtaient aucun effort au génie de Sauvage, et que celui-ci produisait des inventions spontanément, comme les arbres portent des fruits. Hélas ! sous les apparences d’une heureuse fécondité se cache un rude labeur. Les fatigues du travail ont usé à tout le moins autant que les déceptions les ressorts de cette intelligence élevée, et ont conduit Sauvage dans la maison de santé de Picpus, où il s’est éteint le 17 juillet.
La reconnaissance nationale s’est témoignée envers Sauvage par une pension de 2,000 francs ; mais ses enfants, mais son frère, qui ont partagé ses sacrifices, attendent encore le prix de leur généreux dévouement à l’œuvre de Sauvage.
Ferré.
 
Extrait de L’illustration N° 753 du 1er Août 1857.


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