Le roi et la reine d’Espagne
Le premier coup d’œil, lorsque je fis ma première révérence au roi d’Espagne1 en arrivant, m’étonna si fort, que j’eus besoin de rappeler tous mes sens pour m’en remettre. Je n’aperçus nul vestige du duc d’Anjou, qu’il me fallut chercher dans son visage fort allongé, changé, et qui disait encore beaucoup moins que lorsqu’il était parti de France. Il était fort courbé, rapetissé, le menton en avant, fort éloigné de sa poitrine, les pieds tout droits, qui se touchaient, et se coupaient en marchant, quoiqu’il marchât vite et les genoux à plus d’un pied l’un de l’autre. Ce qu’il me fit l’honneur de me dire était bien dit, mais si l’un après l’autre, les paroles si traînées, l’air si niais, que j’en fus confondu. Un justaucorps, sans aucune sorte de dorure, d’une manière de bure brune, à cause de la chasse où il devait aller, ne relevait pas sa mine ni son maintien. Il portait une perruque nouée, jetée par derrière, et le cordon bleu par-dessus son justaucorps, toujours et en tout temps, et de façon qu’on ne distinguait pas sa Toison2 qu’il portait au cou avec un cordon rouge, que sa cravate et son cordon bleu cachaient presque toujours. Je m’étendrai ailleurs sur ce monarque.
La reine, que je vis un quart d’heure après, ainsi qu’il a été rapporté plus haut, m’effraya par son visage marqué, couturé, défiguré à l’excès par la petite vérole; le vêtement espagnol d’alors pour les dames, entièrement différent de l’ancien, et de l’invention de la princesse des Ursins3, est aussi favorable aux dames jeunes et bien faites, qu’il est fâcheux pour les autres dont l’ âge et la taille laissent voir tous les défauts. La reine était faite au tour, maigre alors, bien taillée, assez pleine et fort blanche, ainsi que les bras et les mains ; la taille dégagée, bien prise, les côtés longs, extrêmement fine et menue par le bas, un peu plus élevée que la médiocre ; avec un léger accent italien, parlait très bien français, en bons termes, choisis, et sans chercher, la voix et la prononciation fort agréables. Une grâce charmante, continuelle, naturelle, sans la plus légère façon, accompagnait ses discours et sa contenance, et variait suivant qu’ils variaient. Elle joignait un air de bonté, même de politesse, avec justesse et mesure, souvent d’une aimable familiarité, à un air de grandeur et à une majesté qui ne la quittaient point. De ce mélange il résultait que, lorsqu’on avait l’honneur de la voir avec quelque privance, mais toujours en présence du roi, comme je le dirai ailleurs, on se trouvait à son aise avec elle, sans pouvoir oublier ce qu’elle était, et qu’on s’accoutumait promptement à son visage. En effet, après l’avoir un peu vue, on démêlait aisément qu’elle avait eu de la beauté et de l’agrément dont une petite vérole si cruelle n’avait pu effacer l’idée.
1. Philippe V (1700-1746), petit-fils de Louis XIV, nommé roi d’Espagne en vertu du testament de Charles II d’Autriche, commença la branche des Bourbons d’Espagne. Il avait épousé Marie de Savoie, dont parle ici Saint-Simon, et, à la mort de cette reine, Elisabeth de Parme.
2. Ordre de chevalerie institué par Philippe le Bon, duc de Bourgogne (1429), et dont la grande maîtrise passa par Charles-Quint aux rois d’Espagne.
3. Anne de la Trémouille, princesse des Ursins, dame de la cour de Louis XIV, accompagna en Espagne Marie de Savoie, femme de Philippe V, et prit à la cour d’Espagne un ascendant qu’elle perdit à la mort de la reine (1636-1722).
Extrait des Mémoires de Saint-Simon, par Le Goffic & Tellier, 1888.
Tags : Anjou, duc, Espagne, histoire, Mémoires de Saint-Simon, personnages, reine, roi, vérole