Mort de Racine

Racine
Il arriva qu’un soir qu’il était entre le roi et Mme de Maintenon1, chez elle, la conversation tomba sur les théâtres de Paris. Après avoir épuisé l’opéra, on tomba sur la comédie. Le roi s’informa des pièces et des acteurs, et demanda à Racine pourquoi, à ce qu’il entendait dire, la comédie était si fort tombée de ce qu’il l’avait vue autrefois. Racine lui en donna plusieurs raisons, et conclut par celle qui, à son avis, y avait le plus de part, qui était que, faute d’auteurs et de bonnes pièces nouvelles, les comédiens en donnaient d’anciennes, et entre autres ces pièces de Scarron qui ne valaient rien et qui rebutaient tout le monde. A ce mot, la pauvre veuve rougit, non pas de la réputation du cul-de-jatte attaquée, mais d’entendre prononcer son nom, et devant le successeur. Le roi s’embarrassa ; le silence qui se fît tout d’un coup réveilla le malheureux Racine, qui sentit le puits dans lequel sa funeste distraction le venait de précipiter. Il demeura le plus confondu des trois, sans plus oser lever les yeux ni ouvrir la bouche. Ce silence ne laissa pas de durer plus que quelques moments, tant la surprise fut dure et profonde. La fin fut que le roi renvoya Racine, disant qu’il allait travailler. Il sortit éperdu et gagna comme il put la chambre de Cavoye2. C’était son ami, il lui conta sa sottise. Elle fut telle, qu’il n’y avait point à la pouvoir raccommoder. Oncques3 depuis, le roi ni Mme de Maintenon ne parlèrent à Racine, ni même le regardèrent. Il en conçut un si profond chagrin, qu’il en tomba en langueur, et ne vécut pas deux ans depuis.

 1. Veuve du poète Scarron et épouse morganatique de Louis XIV (1636-1719). Elle a joué un très grand rôle dans notre histoire. Saint-Simon lui est extrêmement défavorable.
 2. Le marquis de Cavoye (1640-1716), célèbre courtisan. C’est lui, ou peut-être Villeroy, que peint La Bruyère dans Ménippe, « l’oiseau paré de divers plumages ». (Du Mérite personnel.)
 3. Pour jamais. Ce mot, alors très vieilli, est d’un emploi fréquent chez Saint-Simon. On l’employait aussi dans le style marotique.

Extrait desMémoires de Saint-Simon, par Le Goffic & Tellier, 1888

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